En Turquie, les inégalités homme-femme aggravées par la pandémie de Covid-19

Publié par Université de Tours, le 11 décembre 2020   1.4k

Cet article est republié à partir de The Conversation. Lire l’article original.


Chargée de recherches CItés, TERritoires, Environnement, Sociétés (CITERES), CNRS, Université de Tours

La Turquie est l’un des pays les plus sévèrement touchés par le SARS-CoV-2. Le pays n’a pas officiellement déclaré un état d’urgence mais a imposé à partir du 21 mars un couvre-feu total aux personnes âgées de plus de 65 ans et, ensuite, aux personnes de moins de 20 ans à partir du 3 avril. Par ailleurs, un confinement de 8 jours pour l’ensemble de la population a été mis en place du 16 au 26 mai. La Turquie a réglementé la circulation des personnes des deux groupes d’âge indiqués ci-dessus à certaines heures précises (par exemple, les personnes de plus de 65 ans n’avaient le droit de sortir que le dimanche entre midi et 18h).

Actuellement, le pays est sous couvre-feu total pendant les week-ends et entre 21h et 5h pendant la semaine. Le gouvernement a également ordonné la fermeture des écoles et crèches, ainsi que des bars, clubs et discothèques et restaurants. Les événements sportifs se déroulent à huis clos.

Comme partout dans le monde, l’économie et la société en Turquie ont donc été largement affectées par la pandémie. Plusieurs secteurs économiques ont été mis en difficulté. Le taux de chômage a augmenté. Et la vie des individus, en termes de bien-être, d’éducation et de socialisation, a été bouleversée. Cependant, les effets socio-économiques de cette pandémie n’ont pas été ressentis de la même manière selon le sexe, l’âge et la classe sociale des individus.

Une recherche à grande échelle avec une approche intersectionnelle sera nécessaire, à terme, pour mieux comprendre et analyser l’ampleur des problèmes causés par le contexte actuel. Néanmoins, de nombreuses études montrent déjà que non seulement les femmes ont subi davantage de pressions socio-économiques et familiales que les hommes, mais aussi qu’elles ont, en plus, été soumises à un stress quotidien et à une violence symbolique supplémentaires. Ce phénomène a concerné les femmes de toutes les classes sociales, même si celles appartenant aux classes défavorisées ont plus sévèrement été touchées économiquement et en termes d’emploi. En ce sens, les données que nous avons pu recueillir sur la Turquie concordent avec la tendance globale, selon laquelle la pandémie a augmenté d’une manière sensible la vulnérabilité des femmes dans plusieurs domaines.

Les données utilisées dans cet article viennent de plusieurs rapports du PNUD, de l’ONU ainsi que de ceux préparés par certaines universités et associations en Turquie. Pour apprendre davantage sur le vécu concret des femmes dans la vie quotidienne, j’ai réalisé des entretiens via Facebook Messenger et WhatsApp avec des femmes d’âges et de milieux différents. Bien entendu, l’analyse est plus indicative qu’exhaustive. Il s’agit d’une enquête exploratoire, et l’échantillon constitué n’est pas entièrement représentatif de la société turque ; mais elle permet d’avoir une idée des problèmes concrets affrontés pendant le confinement et la pandémie.

La place des femmes dans le marché du travail pendant la pandémie

L’une des caractéristiques du marché du travail en Turquie est la faiblesse de la proportion des femmes dans la population active. Bien que, selon le rapport de l’Institution nationale des statistiques (TÜIK) sur les conditions de vie et de revenu en 2017, les femmes représentaient 50,4 % de la population âgée de plus de 15 ans, leur taux de participation au marché du travail reste autour de 29,5 % (Bayar et.al, 2020). Par ailleurs, le même rapport indique que 16 % des femmes souffrent de l’illettrisme et que leur revenu médian est inférieur de 30 % à celui des hommes. Enfin, on constate qu’en Turquie les femmes occupent essentiellement des emplois non qualifiés, précaires et avec des salaires bas, notamment dans le secteur de l’agriculture. La principale raison évoquée par les femmes pour ne pas – pouvoir – travailler est la charge des tâches ménagères et la nécessité de s’occuper des enfants et des membres âgés de la famille. Ces taux fluctuent néanmoins selon les régions et atteignent des niveaux plus élevés dans les régions rurales, loin des métropoles industrielles.

Les rapports sur la période pandémique démontrent que la majorité des femmes qui ne travaillent pas dépendent financièrement d’un homme (père ou mari etc.) qui se trouve lui-même souvent dans une situation précaire, travaillant dans des secteurs particulièrement affectés (tourisme, hôtellerie, restauration, service à la personne, agriculture) par la pandémie. Cette situation rend les femmes davantage vulnérables en termes de ressources et d’accès à des besoins vitaux, mais elle réduit également la possibilité pour elles d’accéder à un marché de travail qui est déjà déstabilisé par des licenciements massifs, notamment dans ces secteurs cités.

De plus, la difficulté de travail ne semble pas avoir touché de la même manière toutes les femmes : on constate des disparités entre elles selon leur classe sociale. D’après une étude de mai 2020, alors que les femmes diplômées occupant des emplois qualifiés affirment ne pas avoir été impactées par la pandémie au niveau professionnel, des femmes peu diplômées travaillant dans les services et commerces familiaux disent avoir perdu leur emploi ou craindre de le perdre à brève échéance.

Ce constat est également lisible dans les entretiens que nous avons réalisés. Une femme diplômée Bac+5 (Zeynep, 42 ans, Istanbul), ayant lancé son e-commerce de produits cosmétiques il y a plusieurs années, dit ne pas avoir été directement affectée par la pandémie :

« Je n’ai pas eu beaucoup de problèmes. Au contraire, nos commandes ont augmenté et nous nous sommes très vite adaptés à la situation. Le seul problème était au niveau de l’envoi des colis. »

C’est tout le contraire pour une femme venant des classes populaires (Sultan, 37 ans, Ankara), vivant dans un habitat informel (gecekondu) :

« Moi, je n’ai pas pu travailler car je n’ai pas voulu risquer la vie de mon fils qui a une maladie chronique. Mon mari travaillait dehors. Du coup, pour qu’il n’amène pas le virus à la maison, je l’ai laissé chez nous et je suis partie au village chez mes parents avec mon fils pour le préserver. D’autres femmes de mon quartier – la Vallée de Dikmen – ont aussi perdu leur travail car personne ne faisait plus appel à des femmes de ménage. »

Au final, tous les travaux démontrent que les femmes et les hommes n’ont pas été touchés d’une manière égale par les pertes d’emploi et les réductions d’heures de travail rémunérées. Pendant la pandémie, 19 % des femmes ont perdu leur emploi contre 14 % des hommes et 53 % de la population ont été confrontés à une diminution des heures de travail rémunérées.

Travail domestique et vie familiale

La tendance globale démontre un peu partout que les femmes ont assumé davantage de responsabilités dans les tâches ménagères, l’organisation des activités et le soin des enfants. La Turquie s’inscrit dans cette tendance. D’après un rapport publié par l’ONU sur les Balkans et l’Asie centrale, 70 % des femmes en moyenne ont consacré plus de temps à au moins une activité de travail domestique non rémunéré, ce qui est nettement plus élevé que pour les hommes (59 %). En Turquie, ce ratio a même été de 73 %.

L’augmentation de la charge de travail domestique semble être un problème commun aux femmes de tous les milieux. Par exemple, une enseignante dans une université stambouliote (Mine, 42, Istanbul) explique que « dans la prise en charge des enfants, le partage n’a pas été égal. Pendant trois mois, c’est moi qui ai dû suivre tous les cours en ligne via Zoom de mon enfant. Durant le confinement, alors que mon mari a pu produire deux articles scientifiques, je n’ai même pas pu en commencer un seul. Avec le peu du temps qu’il me restait, je n’ai pu suivre que mes étudiants pour leur cours. »

Ces données montrent clairement que, pendant la pandémie, les femmes ayant une famille ont essayé de donner la priorité non seulement à leur propre santé, mais aussi à celle de leurs enfants. Elles ont accordé plus d’attention à l’hygiène à la maison et à la propreté des articles rapportés de l’extérieur. Zeynep souligne par exemple qu’elle passait « énormément de temps à nettoyer tout ce qui venait de l’extérieur. On n’a arrêté qu’il y a seulement un mois ». La mise en place de ces charges de travail supplémentaires dans la vie quotidienne suppose que les femmes ont dû parfois sacrifier leurs propres besoins. Arzu parle de la surcharge de travail à la maison :

« Notre maison ressemblait à une station de la NASA. Les enfants, chacun dans leur chambre, faisaient leur cours devant Zoom et me sollicitaient sans cesse. Moi, par manque de place, je faisais mes réunions Zoom dans la cuisine tout en cuisinant ou en faisant la vaisselle. Pendant une réunion téléphonique, un client m’a même demandé de couper le robinet pour mieux m’entendre ! »

Toutes ces femmes ont dû réduire leurs heures de travail professionnel au profit du temps consacré aux activités domestiques et à l’éducation des enfants qui restaient à la maison.

Violence domestique et stress émotionnel

La violence domestique et l’exploitation sexuelle, qui sont déjà des problèmes structurels dans tous les pays, augmentent lorsque les ménages sont soumis à des tensions accrues en raison d’un contexte sanitaire et financier détérioré ou de conditions de vie exiguës et confinées. Comme la « distanciation sociale et physique » est l’une des stratégies recommandées pour contenir le virus, l’isolement semble augmenter le risque de violence à l’égard des femmes puisqu’il peut être également utilisé pour isoler les victimes de leur famille et de leurs réseaux sociaux. De plus, l’augmentation pour les femmes de la charge des travaux domestiques divers est non visible et, de ce fait, souvent pas reconnue, que ce soit par l’entourage ou par la société. Ce manque de reconnaissance constitue, à notre sens, une autre forme de violence symbolique qui s’opère sur les femmes.

Des rapports rédigés par des organisations professionnelles et associatives en Turquie montrent qu’à partir du début du confinement et donc de l’isolement social, la violence à l’égard des femmes a sensiblement augmenté. Selon le communiqué de la Plateforme pour Stopper les Féminicides, pendant la période des mesures restrictives liées au coronavirus, le nombre de personnes ayant appelé les lignes d’urgence a augmenté de 55 % en avril et de 78 % en mai par rapport aux mois précédents en Turquie. La majorité des appels était liée à des violences sexuelles en avril et à des violences psychologiques en mai. Les auteurs de ces violences étaient, en grande partie, les conjoints. Par ailleurs, selon le rapport de la Fédération des associations des femmes de Turquie, en mars 2020, par rapport à l’année précédente, la violence psychologique a augmenté de 93 %, la violence physique de 80 % et la demande d’abri de 78 %.

En plus de ces violences constatées, de nombreuses femmes disent avoir ressenti un stress émotionnel accru lié à la gestion du ménage et aux mesures d’isolement mais aussi aux pressions exercées par leurs conjoints, proches ou entourages pendant la période de confinement et la grande vague épidémique. La division sexuée du travail social fait que les familles privilégient très souvent le travail de l’homme pour sécuriser les ressources économiques du ménage, en reléguant la femme au foyer afin qu’elle puisse sécuriser l’environnement social et sanitaire. Les propos de Sultan sont significatifs de ce point de vue :

« J’ai vécu constamment du stress à cause de mon mari qui travaillait à l’extérieur. J’avais très peur qu’il ramène le Covid à la maison et contamine notre fils Arda qui a une maladie chronique (fibrose kystique) et qui est dans le groupe à risque. Du coup, ni moi, ni lui n’avons pas pu sortir. Nous étions complètement isolés et ça nous a affecté tous les deux. Nous étions déprimés. »

D’autres femmes comme Deniz, Menent et Emel parlent du stress créé par le suivi scolaire de leurs enfants :

« Moi, non seulement j’allais divorcer de mon mari mais avais envie de le tuer et l’enterrer dans le jardin (rires). Pendant l’adaptation au télétravail, il y avait énormément de boulot. Les enfants étaient infernaux et mon mari, sous prétexte qu’il avait du travail, s’enfermait dans son bureau et n’en sortait que pour demander ce qu’on avait à manger au repas. Il attendait que quelqu’un fasse les courses, cuisine et prépare la table. J’étais au bord de la folie. Je n’en pouvais plus. J’ai perdu du poids à cause du stress et du manque de sommeil. Je me suis couchée à 3 heures du matin pour me lever à 7 heures pendant des semaines. »

Des leçons à tirer

Les femmes ont été les premières à être affectées par les effets du contexte pandémique. Elles ont été au premier plan pour gérer les conditions sanitaires imposées et les besoins quotidiens (hygiène, école, loisirs, etc.) de l’ensemble de leur famille et ont dû renoncer plus que les hommes à leurs propres préoccupations professionnelles et à leur bien-être personnel. La pandémie de Covid-19 a démontré encore une fois que les vieilles habitudes patriarcales persistent au sein des familles et que les sociétés contemporaines ont encore du chemin à faire sur la question de l’égalité homme-femme. Il convient d’en tirer les leçons et de désormais réfléchir à une réorganisation de la société plus juste pour les femmes en vue de situations similaires futures.