Normes physiques et légitimité professionnelle : quand le corps dicte la carrière
Publié par Axel Morais, le 2 juin 2025 49
Par Priscille AHTOY, enseignante-chercheuse en sociolinguistique et didactique des langues et des cultures à l'université de Tours
Le coût caché des discriminations dans le monde du travail
Dans un monde professionnel où la compétence devrait primer, l'apparence physique joue pourtant un rôle majeur, souvent invisible, voire indicible mais bien réel, dans l'accès aux carrières et leur évolution. Que ce soit dans des métiers dits "physiques" comme les pompiers et policiers, ou dans des professions intellectuelles telles que banquiers et avocats, le corps devient un indicateur tacite de légitimité. Ces discriminations, loin d'être anodines, génèrent des coûts économiques substantiels et des inefficiences que les entreprises ne peuvent plus ignorer.
Les impacts économiques des discriminations basées sur l'apparence et l'origine ethnique se manifestent à plusieurs niveaux. En privilégiant des critères non pertinents comme l'apparence ou l'accent, les entreprises se privent souvent de talents hautement qualifiés. Cette sélection arbitraire engendre un turnover accru, le coût de remplacement d'un employé variant selon le niveau de qualification.
Les équipes marquées par des tensions liées aux discriminations ( âgisme, validisme, racisme, sexisme, orientation sexuelle, physique considéré comme avantageux etc) peuvent afficher une diminution de productivité, d’autant qu’elles sont souvent invisibilisées et tues. À l'inverse, des recherches montrent que les équipes diverses génèrent des revenus supplémentaires liés à l'innovation. Les entreprises qui négligent la diversité engendrent moins de bénéfices, faute d'une représentation interne reflétant leurs marchés potentiels .
Le cas révélateur de l'enseignement de langues telles que le français ou l’anglais
Dans le monde de l'enseignement, la discrimination physique reste une réalité souvent tue, banalisée mais bien présente. Les enseignants, censés être des modèles de diversité et d'inclusion, sont parfois eux-mêmes victimes de préjugés basés sur leur apparence physique. Ces biais influencent le recrutement et la valorisation des enseignants, en particulier dans l'enseignement des langues.
Les normes physiques implicites peuvent jouer un rôle crucial dans le recrutement des enseignants, en particulier dans le privé. L'enseignement des langues est un domaine où la notion de "locuteur natif " est particulièrement prégnante. Les enseignants non natifs , même compétents, peuvent être perçus comme moins légitimes. Par exemple, un francophone non natif de France peut être moins valorisé qu'un enseignant natif, malgré des compétences linguistiques équivalentes, car il ne correspondrait pas au physique correspondant à l’origine perçue de la langue. Cette attente peut exclure des candidats compétents qui ne correspondent pas à ces stéréotypes physiques.
L'enseignement des langues, et particulièrement du français langue étrangère et seconde (FLES), constitue un cas d'étude édifiant des conséquences économiques de ces discriminations. Le marché mondial de l'enseignement du FLES , estimé à plus de 5 milliards d'euros, présente une segmentation artificielle entre enseignants "natifs de France" (si l’on reste dans ce « mythe du locuteur natif ») et « autres francophones » ( ce qui constitue une appellation erronée, car les Français sont par définition même des francophones ( le terme désignant un locuteur du français).
Cette hiérarchisation crée une distorsion économique majeure avec des écarts salariaux moyens de 30-40% à qualifications égales. Les établissements privés facturent souvent plus cher les cours dispensés par des enseignants correspondant au "stéréotype du mythe du locuteur natif", créant une valorisation économique basée sur des critères non pédagogiques qui représente souvent une augmentation significative du prix des cours, mais qui correspondrait aux attentes des « parents-clients ».
Pour les grandes entreprises délocalisées, la recherche exclusive d'expatriés engendre des surcoûts considérables (visas, relocalisations, primes d'expatriation) pouvant augmenter de 40-60% le coût employeur, sans garantie d'une meilleure qualité de main-d’oeuvre. D’après les directeurs interviewés, cela correspond à des représentations figées de « l’expatrié qui apporterait son expertise du nord au sud global ». Pourtant, des talents locaux, connus comme des « repats » sont bien présents, et compétents !
Dans beaucoup de pays africains, le marché des personnels locaux est systématiquement moins rémunéré, freinant le développement économique endogène. Cette dévaluation des compétences locales engendre une fuite des talents qualifiés dans plusieurs domaines engendrant un non-retour sur investissement, dû à cette émigration qualifiée élevée.
Dans le domaine numérique, des startups EdTech valorisant la diversité francophone (accent, expressions régionales, contextes culturels variés) affichent des taux de croissance supérieurs aux plateformes traditionnelles avec des coûts d'acquisition client nettement inférieurs.
Dans le monde du judiciaire, l’élégance vestimentaire est un marqueur essentiel de crédibilité : costume-cravate pour les hommes, tenue sobre et soignée pour les femmes, sous peine de ne pas être pris au sérieux. Les tatouages et autres piercings ne sont en général pas tolérés dans ce milieu. En médecine, le corps dicte aussi des jugements : des femmes médecins interviewées attestent être fréquemment prises pour des infirmières, signe de la persistance de stéréotypes de genre. À l’inverse, certains postes, comme celui de secrétaire, restent largement associés au féminin. Dans l’armée et la police, des critères de taille et de musculature façonnent les profils attendus, excluant parfois des individus pourtant compétents. L’entrepreneuriat, quant à lui, valorise la jeunesse et une apparence soignée, associées à la réussite et au leadership. Ainsi, l’apparence et le corps deviennent des critères implicites de sélection, illustrant comment les normes physiques participent à la construction des trajectoires professionnelles et aux inégalités dans l’accès à certaines fonctions.
Face à ces constats, des alternatives émergent sur le marché. Certaines institutions innovantes proposent désormais des équipes diversifiées comme réelle valeur ajoutée et levier d’innovation et de richesse.
Vers de nouveaux modèles économiques inclusifs ?
Pour lutter contre ces discriminations, plusieurs solutions émergent :
-Recrutements à l’aveugle via des CV anonymisés afin d’éviter les biais liés à l'apparence physique.
-Formations (continues) à la diversité dans le but de sensibiliser les recruteurs aux préjugés inconscients.
-Valorisation des compétences : Mettre l'accent sur les compétences plutôt que sur l'origine ou l'apparence physique.
Conclusion
Au-delà de l’éthique, n’est-ce pas un impératif économique que de promouvoir la diversité dans le milieu professionnel et ne pas subir les injonctions sociétales ?
Les solutions émergentes comme les recrutements à l'aveugle et les formations à la diversité ne relèvent plus simplement d'une démarche éthique mais d'un impératif économique. L'analyse coûts-bénéfices penche désormais clairement en faveur de pratiques inclusives qui, au-delà de leur dimension morale, génèrent un retour sur investissement tangible.
En croisant ces données économiques avec des témoignages de terrain, il apparaît clairement que ces discriminations basées sur l'apparence physique et l'origine ne sont pas seulement injustes mais également inefficientes. À l'heure où la compétitivité mondiale exige une optimisation de toutes les ressources disponibles, les entreprises et institutions qui persisteront dans ces pratiques discriminatoires se placeront elles-mêmes en situation de désavantage concurrentiel.
Pour un monde du travail véritablement inclusif, la question n'est plus seulement de savoir si nous pouvons nous permettre d'éliminer ces discriminations, mais si nous pouvons nous permettre de les maintenir.
Bibliographie
- https://www.strategie.gouv.fr/...
- Martine Derivry-Plard. Les enseignants ”natifs” et ”non-natifs” de langue(s) : catégorisation linguistique ou construction sociale ?. Travaux de didactique du FLE, n° 55„ 2006, pp.100-108. ffhal-00832237f