Saint-Martin, une star européenne à l’histoire méconnue

Publié par Université de Tours, le 24 janvier 2020   1.1k

Bas-relief du « Cavalier de Bassenheim », conservé dans la petite église de Bassenheim (Rhénanie-Palatinat), il provient d'un ancien jubé de la cathédrale Saint-Martin de Mayence. Lothar Spurzem/Wikipedia

Le samedi 24 août 2019, le président de la République française reçoit ses homologues, membres du G7, à dîner, dans le phare de la pointe Saint-Martin à Biarritz. Le journal Le Monde relève un « cadre symboliquement fort ». Les lecteurs auront compris d’eux-mêmes le (ou les) symbole(s) : un phare sur l’Atlantique pour éclairer les gouvernants qui pilotent au milieu de vents contraires, en particulier sur l’Atlantique ? Ou bien Saint-Martin, ici toponyme, mais référence à une image célèbre, démonstrative, d’un officier romain à cheval partageant son manteau avec un mendiant ? Or cette rencontre au sommet avait pour agenda la lutte contre les inégalités…

16 octobre 2019, le « Magazine des musées » annonce l’ouverture d’une exposition « historique » : Le Greco au Grand Palais, sous le titre : « le bouquet final de la Renaissance », avec en couverture le tableau du maître tolédan représentant la Saint Martin et le mendiant

Partout en Europe

Il faut naturellement croiser ces évènements qu’on pourrait multiplier au fil de l’actualité avec les lieux « martiniens » nombreux quoique méconnus : Saint-Martin des Champs à Paris, St Martin in the Fields à Londres, San Martino ai Monti à Rome, la cathédrale Saint-Martin de Mayence (qui fut historiquement la plus importante cathédrale de tout le royaume médiéval de Germanie), l’abbaye Saint-Martin de Weingarten (une des plus extraordinaires églises baroques d’Allemagne méridionale), le pont Saint-Martin à Tolède, etc. Mais ces monuments célèbres et prestigieux ne sont que la partie émergée de l’iceberg des milliers et milliers de petites ou moins petites églises Saint-Martin à travers toute l’Europe… et encore doit-on ajouter aussi d’innombrables toponymes, noms de villes ou de villages, lieux-dits, sans rapport avec un lieu de culte, Pont-Saint-Martin (ville du Val d’Aoste), Fontaine Saint-Martin, Pierre Saint-Martin, Pas de Saint-Martin, Mont Saint-Martin… Mais, dira-t-on, n’y a-t-il pas plusieurs saints portant ce nom, à différentes époques et dans différents pays ?

Oui et non. L’immense majorité de tous ces lieux et de toutes ces églises ne concerne qu’un seul et même Martin, connu comme saint Martin de Tours. Certes d’autres saints portent ce nom, mais c’est à cause de celui de Tours, le premier du nom, et surtout leur culte est extrêmement discret, le plus souvent limité à une seule église, ou à un petit nombre d’églises. Peu de risque par conséquent de se tromper. Mais alors pourquoi une telle célébrité ?

Aux origines de la sainteté chrétienne

On peut naturellement raconter une vie héroïque ou plutôt le parangon de la sainteté chrétienne : le jeune Martin né en Pannonie (aujourd’hui la Hongrie), dans une famille païenne et militaire – Martinus n’est-il pas le diminutif de Mars – est enrôlé de force dans l’armée romaine par son père avant l’âge légal. Pourtant dès son plus jeune âge, Martin aspirait à devenir chrétien et à vivre en chrétien. Un soir d’hiver glacial, le jeune officier croise, à la porte d’Amiens, un mendiant nu grelottant, il coupe en deux son manteau et en donne la moitié au mendiant. La nuit suivante, dans son sommeil, Martin voit le Christ revêtu de la moitié de manteau donné au pauvre et décide de se faire baptiser. Le partage du manteau n’est pas seulement un geste d’humanité, c’est aussi un geste qui révèle le Christ à la fois homme et Dieu.

Par la suite Martin instruit par Hilaire de Poitiers fonde un monastère au sud de Poitiers. Un peu plus tard, il est contraint par les Tourangeaux à devenir leur évêque ; il accepte cette tâche pastorale tout en continuant la vie monastique avec la fondation de Marmoutier. Il évangélise les campagnes et accomplit de nombreux miracles, notamment des résurrections. Il meurt à Candes, à la confluence de la Vienne et de la Loire et son corps est ramené à Tours où il est inhumé.


Un grand écrivain de l’Antiquité tardive

Mais on se tromperait en passant sous silence le fait que l’écrivain, Sulpice Sévère, est plus important que le saint. Sulpice Sévère se présente comme disciple de Martin et rédige une Vie du saint avant même sa mort. Surtout Sulpice Sévère est un avocat, un rhéteur, un grand écrivain, lié au milieu de la plus haute littérature latine chrétienne, où l’on trouve Paulin de Nole, Jérôme et Augustin d’Hippone. La célébrité de Martin est d’abord due à la qualité du texte de Sulpice Sévère et à la réussite d’un défi : montrer la sainteté chrétienne dans la personne d’un moine-évêque qui n’est pas mort martyr, le premier saint qui ne soit pas martyr, dans les premières décennies qui suivent la fin des persécutions des chrétiens et la liberté de l’Église dans l’Empire romain, au IVe siècle.

Les transformations du personnage

Or la figure de Martin, pourtant si exceptionnelle dans le texte sévérien, s’est considérablement transformée et augmentée dans le haut Moyen Âge. On peut ainsi présumer que les origines du culte se situaient en Italie, grâce au succès de l’œuvre de Sulpice Sévère, succès d’une œuvre littéraire latine, à Rome et dans le monde romain. C’est seulement dans la seconde moitié du Ve siècle que le tombeau de Tours est mis en valeur. Un peu plus tard, au VIe siècle, avec Grégoire de Tours notamment, saint Martin se trouve associé aux rois francs, protecteur de leur pouvoir et de leurs victoires. Plus tard encore, c’est la chape (le manteau) de saint Martin, emblème de cette victoire franque, qui devient la relique la plus précieuse du trésor des rois francs et pour laquelle Charlemagne fait construire la Chapelle dans son palais d’Aix.

Changeons de période et de région. À l’époque moderne, les Habsbourgs dominent l’Europe centrale. Ils sont pleins de dévotion pour saint Martin et accordent divers privilèges à la petite ville de Szombathely, l’antique Savaria, donné comme lieu de naissance du saint chez Sulpice Sévère. Finalement, à la fin du XVIIIe siècle, l’impératrice Marie-Thérèse crée un siège épiscopal dans cette petite ville en l’honneur de saint Martin. En conséquence on construit une cathédrale et de grands édifices administratifs, on y développe une vraie ville, au moment même où Tours tentait de faire disparaître toute trace de son tombeau, avec la Révolution.

Au cœur des traditions rurales de l’ancienne Europe

Un tout autre contexte contribue puissamment à la diffusion du thème saint Martin. La fête principale du saint, le 11 novembre, est étroitement liée aux fêtes traditionnelles de l’automne et au calendrier de certaines activités essentielles des anciennes sociétés rurales.

En Touraine, la légende de « l’été de la Saint-Martin » marque spécialement cette période : Martin est mort à Candes, un 8 novembre ; les Tourangeaux remontent la Loire avec la dépouille mortelle ; au fur et à mesure de l’avancée du bateau, le temps se radoucit, la végétation reverdit et les fleurs refleurissent, alors que la saison devrait au contraire aller vers l’hiver.

Beaucoup d’autres légendes développent la figure de saint Martin, mais on mentionnera pour finir le vin de la Saint-Martin, objet d’un grand tableau de Brueghel, aujourd’hui au musée du Prado à Madrid. Le 11 novembre était en effet – et est encore un peu partout en Europe – le jour du vin nouveau, jour de joie, d’ivresse et de débauche, ouverture d’un carnaval hivernal. La scène peut sembler très éloignée de l’ascétisme chrétien. Elle est pourtant essentielle au succès folklorique du thème de saint Martin.

L’entrecroisement des motivations chrétiennes – d’ailleurs variées au cours des siècles – et des éléments folkloriques expliquent ainsi ces phénomènes de réactivation et de renouvellement du « fait martinien ».

« Un Nouveau Martin. Essor et renouveaux de la figure de saint Martin IVe–XXIe siècle », sous la direction de Bruno Judic, Robert Beck, Christine Bousquet-Labouérie, Elisabeth Lorans, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, 2019..


Professeur d'Histoire du Moyen Âge, Université de Tours

Cet article est republié à partir de The Conversation. Lire l'article original.