La transmission des exploitations viticoles : quelques clés de compréhension d’un processus inscrit dans le temps long

Publié par Françoise Sitnikoff, le 29 août 2022   810

Par Françoise Sitnikoff

La transmission des exploitations est une préoccupation majeure pour les acteurs du monde agricole et les collectivités territoriales. En effet, les modalités de reprise et le devenir du foncier interrogent les conditions de maintien de l’activité sur les territoires et celles du développement des modes de production plus respectueux de l’environnement. Selon un rapport du Conseil Économique, Social et Environnemental de 2020[1], au taux actuel de renouvellement des générations d’agricultrices et agriculteurs, un quart des exploitations agricoles pourraient disparaître en 5 ans. Deux raisons à cela : la diminution des surfaces cultivées et l’agrandissement des exploitations. Or, plus les exploitations sont grandes, plus la conversion en agriculture biologique est complexe et risquée et leur coût à la reprise élevé. En région Centre-Val de Loire, la filière viticole n’échappe pas à ce phénomène. Bien que la surface de vignes ait peu diminué entre 2010 et 2015 (à peine 3%), le nombre d’exploitations accuse une baisse de 15% dans la même période. Pourtant, les porteurs de projet de reprise ne manquent pas, mais les différents organismes impliqués dans les dispositifs d’aide à la transmission et/ou à l’installation sont témoins d’un décalage existant entre les projets et attentes des cédants et ceux des repreneurs potentiels.

L’APR-IR SEPage une recherche financée par la région Centre-Val de Loire[2]

La recherche SEPage (Stratégies de transmission et pratiques professionnelles en viticulture), menée par des sociologues en collaboration avec des juristes et historiens[3] s’est intéressée au processus de transmission de l’exploitation qui peut conduire à la réussite comme à l’échec. En s’appuyant sur les résultats de recherches antérieures (ReDirPME et SOPHY[4]) également financées par la région Centre-Val de Loire, les chercheurs sont partis du constat que le projet était pensé bien en amont de l’acte de transmettre, parfois dès l’installation. En conséquence, il a semblé pertinent d’étudier ensemble la construction du projet de transmission et les stratégies mises en œuvre, au cours de l’activité, tant du point de vue des pratiques professionnelles et culturales, que de l’organisation juridique de l’exploitation.

La recherche repose sur une enquête sociologique qualitative basée sur des entretiens approfondis réalisés dans les exploitations. 45 viticulteurs et viticultrices répartis sur 10 appellations du Cher, de l’Indre-et-Loire et du Loir-et-Cher ont été interviewés. Une majorité d’entre eux a 50 ans ou plus. Trois familles de viticulteurs, implantées dans des zones viticoles différentes et dans lesquelles au moins trois générations se sont succédé, ont fait l’objet d’études de cas historiques, croisant les configurations familiales et territoriales. Nous avons également soumis un questionnaire juridique aux viticulteurs et viticultrices interviewés ce qui a permis de recueillir des informations techniques et sensibles qui sont venues compléter les discours recueillis. Parallèlement, des entretiens ont été réalisés auprès d’autres acteurs de la filière viticole.

La construction de l’héritier

Du fait de la diversité des situations observées on a pu voir des différences entre les zones viticoles mais on a constaté également des points communs qui permettent de comprendre les difficultés de cession de l’exploitation. Par exemple, le souhait très fort (parfois secret) de transmettre à un enfant ou, à défaut, à un autre membre de la famille. Nous retrouvons cette constante dans les autres filières agricoles, mais cela est renforcé en viticulture compte tenu de la valeur patrimoniale des exploitations (coût du foncier, cultures pérennes, importance du bâti), des activités de transformation (vinification) et de commercialisation (vente directe) et du recours à la tradition ancestrale comme gage de qualité du produit. Or aujourd’hui, une partie des enfants de viticulteurs ne souhaite pas reprendre l’exploitation familiale et plus de la moitié des repreneurs potentiels ne sont pas issus du milieu viticole ni même agricole. Par ailleurs, le métier de vigneron reste très masculin et une partie des cédants sont encore réticents à l’idée de voir des filles leur succéder. Autre point commun, le projet de transmission se construit sur le long terme et rares sont les cédants qui n’ont pas identifié un repreneur potentiel (idéal) bien en amont de la cession. La constitution du patrimoine par achat du foncier au fil du temps, tout comme l’évolution du statut de l’exploitation vers des formes sociétaires, montrent une certaine anticipation puisque cela permet une transmission progressive des parts, et par là-même du métier et de l’outil de travail. Néanmoins, qu’il s’agisse du foncier ou de l’exploitation, on constate une faible anticipation lorsque le repreneur est un « hors cadre familial » (HCF).

Transmettre hors de la famille

En l’absence d’héritiers ou héritières familiaux, le choix de transmettre à un hors cadre familial reste minoritaire, d’autant que l’espoir qu’un enfant ou un petit-enfant revienne un jour sur le domaine reste prégnant. Au moins trois obstacles sont identifiables dans le refus d’un repreneur HCF : être celui ou celle qui rompra la filiation généalogique en ne transmettant pas ce qu’il ou elle a reçu des générations précédentes ; la crainte d’une rupture dans les pratiques construites sur le long terme et de l’échec, d’autant que les candidats à la reprise envisagent fréquemment une installation en culture biologique ; la nécessité de céder le logement souvent imbriqué au bâti de l’exploitation. Ce qui prime alors, c’est le report de décision ou bien la location des vignes à un ou des voisins avec pour conséquence l’agrandissement de leurs exploitions.

La transmission au croisement de différentes rationalités

L’analyse des récits de trajectoires familiales et professionnelles, de pratiques et de l’usage fait par les viticulteurs et viticultrices des dispositifs et outils juridiques mobilisables dans le processus de transmission, a mis en évidence différentes stratégies qui ne relèvent pas des seules rationalités économique, administrative ou juridique. Par exemple, l’adoption des formes sociétaires, mais également la diversification des activités au sein de l’exploitation (communication, œnotourisme, commercialisation à l’international) permettant à plusieurs enfants de trouver leur place au sein de l’exploitation, sont des réponses apportées à la question, qui se pose aujourd’hui de manière aiguë, de la répartition égalitaire des biens au sein de la fratrie. Ces choix peuvent aussi devenir un problème en cas de non transmission familiale. En revanche, lorsqu’un repreneur hors cadre familial est choisi, il devient en quelque sorte un enfant symbolique qui, en s’inscrivant dans la filiation professionnelle, endosse l’histoire du domaine. Les modalités de cession du foncier et de l’exploitation sont alors adaptées à ses moyens.

La recherche SEPage livre ainsi des clés de compréhension du phénomène de transmission qui sont transposables à d’autres filières agricoles. Elles sont utiles à la conception et à la communication sur les dispositifs d'accompagnement auxquels les cédants ont finalement moins recours qu’aux conseils du comptable, souvent premier et principal interlocuteur dans l’élaboration du projet de cession.


[1] Coly Bertrand, Entre transmettre et s’installer, l’avenir de l’agriculture, CESE, juin 2020.

[2] APR IR 2016-2021, recherche portée par l’UMR CITERES de l’Université de Tours et coordonnée par Françoise Sitnikoff.

[3] Chercheurs de l’UMR CITERES, du CETU-ETIcS et de l’ÉA IRJI de l’Université de Tours, en partenariat avec l’ARFV (Association Régionale Filière Vin), la chambre régionale d’agriculture et soutenue par le VinOpôle Centre-Val de Loire.

[4] ReDirPME (Départ à la retraite des dirigeants de PME et cession de l’entreprise – APR IR 2009-2012), SOPHY (Conditions d'acceptabilité des changements de pratiques agricoles – APR IR 2011-2015) toutes deux portées par l’UMR CITERES de l’Université de Tours.