Un gang new-yorkais pris dans le tourbillon de l’écriture
Publié par Université de Tours, le 16 novembre 2021 950
Des gangs new-yorkais on imagine et parfois fantasme les trafics, les crimes et les règlements de comptes. On pense aussi aux arrestations massives et aux politiques d’éradication de la violence urbaine, à l’image de ce qu’a connu New York au cours des années 1990 sous la houlette du maire de l’époque, Rudolph Giuliani. Récemment encore, la police new-yorkaise a arrêté un chef de gang célèbre, Carmelo Velez, leader des Latin Kings, un gang latino-américain notoire sur l’ensemble de la région de New York. Mais derrière ces images de violence qui collent à la peau des différents gangs américains se trouvent aussi des histoires bien plus profondes, mêlant revendications politiques, processus identitaires et quête spirituelle.
C’est ainsi que le gang des Los Ñetas, qui connaîtra un destin international entre Porto Rico, New York, Guayaquil et Barcelone, et que j’ai suivi pour mon travail de thèse, a développé un véritable récit autour de son fondateur, le Portoricain Carlos Ramon Torres Iriarte, alias Carlos La Sombra.
C’est à la suite de l’assassinat de ce prisonnier de droit commun, proche du milieu indépendantiste portoricain, le 30 mars 1981, que le gang s’est structuré. Loin de l’image du bandit cruel et sanguinaire, Carlos incarne pour les Ñetas un modèle de vie de gangster.
La rue, la drogue, les guerres de gangs
Au cours des années 1980 et 1990, la ville de New York est asphyxiée, entre une épidémie de crack et de fortes violences.
Subdivisés en groupes locaux, les chapters, avec à leur tête des présidents, les Ñetas profitent de cette économie de la drogue, implantant des points de vente dans leur turf – les territoires qu’ils contrôlent. Les membres de La Asociación, l’autre nom des Ñetas, font ainsi partie des petites mains de ce trafic et travaillent pour le compte des bichotes, les barons de la drogue, en écoulant leur stock dans la rue. Afin de contrôler les divers points du narcotrafic dans les rues du Bronx ou de Brooklyn, les Ñetas entrent en guerre avec d’autres gangs tel les Latin Kings, les Zoulous ou la Familia.
Au milieu des années 1990 s’ouvre pourtant une deuxième période dans le développement de La Asociación à New York, lorsqu’une junta centrale est créée, regroupant les 2 000 Ñetas new-yorkais. Sorte de super structure dirigeante, celle-ci s’impose peu à peu dans le paysage des Ñetas en intervenant directement sur leur organisation et leur vie quotidienne.
L’un de ses chefs, Bebo, que j’ai rencontré en 2011, a 19 ans lorsqu’il devient membre des Ñetas et 22 ans lorsqu’il est élu président de la junta. Dès son accession au pouvoir, il propose de réorganiser l’ensemble du gang, en restructurant les chapters et en transférant l’autorité de leurs présidents au sein de la junta.
Cette centralisation représente un basculement dans l’organisation des Ñetas à New York : ils passent d’une structure de type gang de rue à un système centralisé et hiérarchisé. Mais cette prise de pouvoir fait entrer le gang dans des conflits internes et une profonde crise existentielle qui conduit au départ d’une partie de ses membres.
Cette transformation interne est aussi fortement corrélée à la structure politico-économique fluctuante de New York à cette même époque. En 1993, le nouveau maire de la ville, Rudolph Giuliani, « déclare la guerre » aux gangs de rues et traque, entre autres, les Ñetas. Son action s’accompagne d’une lutte contre le trafic de drogues et d’une politique de tolérance zéro.
Parallèlement, le marché du crack, pourtant si florissant depuis le milieu des années 1980, connaît un net ralentissement, voire une forte dépression. Les Ñetas doivent ainsi s’adapter à un nouveau contexte marqué par la répression accrue de leur organisation, la présence massive de policiers dans les rues et la métamorphose d’un marché de la drogue qu’ils ne maîtrisent plus. C’est dans ce moment critique que Bebo s’impose et propose aux membres un autre récit de soi.
L’écriture d’un livre et l’émergence d’une figure
En se basant sur la figure tutélaire de Carlos La Sombra, Bebo pousse à un retour aux racines de La Asociación en lançant un important chantier, l’écriture du Liderato, le livre Ñeta, et de l’histoire de Carlos.
Bebo signe de son propre nom plusieurs textes du Liderato, ce qui valide de facto les documents ensuite distribués à l’ensemble des Ñetas. Secrets et sacrés, réunis sous forme de livre, les textes du Liderato contiennent l’histoire de Carlos, celle du gang, mais aussi la philosophie des Ñetas, les règles du Grito – le rituel organisé en l’honneur de Carlos tous les 30 du mois – et celles de La Asociación. En connaître certains passages choisis permet d’assurer l’entrée dans le gang, à la suite d’un processus d’initiation appelé la Convivencia.
Ce détour par l’écriture de l’histoire de Carlos aide Bebo à rediriger La Asociación vers un activisme politique plus prononcé et à sortir de l’illégalité. Désormais, les Ñetas constituent le service d’ordre des Racial Justice Days, les grandes manifestations organisées par plusieurs associations new-yorkaises contre les violences policières.
Ils travaillent aussi directement pour des partis politiques et participent au recrutement des habitants du South Bronx sur les listes électorales en 1993 puis en 1997.
Certes, cette transformation ne se fait pas sans heurts au sein du gang ; néanmoins, Bebo réussit à imposer une ligne politique pro-indépendantiste (portoricaine), abolitionniste du système pénitentiaire et radicale, qu’il attribue à Carlos, tout en proposant en même temps une nouvelle figure du chef ñetas : celui qui, toujours suivant le modèle de Carlos, fait la paix.
Les mues de la figure du chef
Écrite dans des moments de crise existentielle, la trajectoire du récit de la vie de Carlos donne à voir les polarités de ce gang, les différentes visions qui s’affrontent au sein des Ñetas avec leurs lots de violences et enfin l’émergence de figures de chef mobilisant de nouvelles formes d’autorité.
La communauté Ñetas est traversée de relations de pouvoir, d’autorité et de contrôle. Si les Ñetas cessent les guerres de gang au moment où Bebo commence à écrire le Liderato, la violence ne disparaît pas pour autant de leur registre d’action. Ainsi, l’héroïsation de Carlos et l’écriture de son récit sont liées à un processus de pacification interne qui renvoie à une nouvelle économie politique violente.
L’histoire de ce récit de Carlos est aussi celle d’un chef qui réussit, au regard de l’évolution du contexte économico-politique, à reconfigurer le socle même de son autorité. Alors que le président des Ñetas n’était jusqu’alors qu’un chef de guerre, tirant sa légitimité de sa capacité à rayonner dans une économie prédatrice – drogue, guerre de territoires –, Bebo ancre son autorité dans sa capacité à mobiliser un savoir autour de Carlos.
C’est notamment en investissant une économie du lien avec le milieu politico-associatif qu’il parvient à s’imposer chez les Ñetas. Quand la plupart des chefs mafieux, gangsters ou autres boss, fondent leur autorité sur leur capacité à faire usage de la violence, Bebo semble aller en sens inverse.
Ce type d’écrit, tant par son degré d’élaboration que par sa formalisation, est unique en son genre dans l’univers des gangs. Il n’est pourtant pas rare que ces groupes fassent circuler en leur sein des récits oraux de leurs origines. Cependant, à ma connaissance, seuls les Latin Kings, officiant à la même période que les Ñetas, ont développé un manifesto de la même ampleur que le Liderato. Le processus de pacification est plus courant, du moins à l’échelle de New York qui connut dans les années 1960 la grande trêve des gangs de rue, immortalisés dans le film Warriors.
Cependant, ce réinvestissement politique collectif est rare et si les Ñetas ont su se pacifier et transformer leur groupe en une organisation de rue politique plus ou moins formelle, il reste marginalisé sur le plan politique et criminalisé par l’administration new-yorkaise.
Ce texte fait écho à l’article plus long de l’auteur paru sous le titre « Pour l’amour de Carlos. Modèles de vie et figures de chef chez les Ñetas » dans « Brigands », le numéro 74 de la revue Terrain.
Martin Lamotte, Anthropologue, Université de Tours
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.