Une micro cotte de maille dans les flacons de verre pharmaceutiques

Publié par Nadia Pellerin, le 2 mars 2022   880

Eriger une barrière contre l’envahisseur est un procédé de défense universel. Au Moyen-âge, on bâtissait des places fortes et des châteaux forts, parés de hautes et épaisses murailles et complétés par un ingénieux réseau de pièges variés contre l’ennemi. La protection peut aussi être plus locale et l’ingéniosité humaine a fourni de multiples solutions plus ou moins efficaces et pratiques pour les chevaliers et soldats de toutes les époques : de la cotte de mailles aux armures, boucliers et cuirasses autant de solutions barrière pour repousser ou se protéger du tranchant des lames ou des éclats de munitions. La tenue du soldat en tant que barrière de protection immédiate relève ainsi encore aujourd’hui des matériaux techniques parmi les plus complexes et innovants.

Les questions de sécurité et défense sont essentielles dans bien d’autres domaines que la défense militaire. Ainsi, les problématiques environnementales en lien avec la pollution nécessitent également de mettre en œuvre des solutions barrière pour se protéger de substances chimiques variées telles que les métaux lourds, dioxines et autres perturbateurs endocriniens présents dans toute la biosphère (l’air, les sols, les ressources en eau potable). Le plomb utilisé dès l’antiquité romaine pour la construction de canalisations et le développement de réseaux de distribution d’eau, participant alors à une innovation technologique remarquable en termes de disponibilité en eau et amélioration des conditions d’hygiène pour les ménages, s’est avéré être une source de pollution notable qui interdit aujourd’hui son usage. Citons à ce propos ces quelques lignes empruntées à l'architecte Vitruve qui dans son traité intitulé De architectura [ref 1], mettait au premier siècle avant Jésus-Christ déjà, ses contemporains en garde des effets néfastes de l'emploi du plomb "... Les tuyaux en terre cuite ont cet avantage que, s'il arrive quelque accident, il est facile de les réparer, et que l'eau y est bien meilleure que dans les tuyaux en plomb…//… aussi semble-t-il qu'il faille ne se point servir de tuyaux en plomb pour conduire les eaux, si l'on veut les avoir bonnes."

En écho à cette technologie, dans la longue histoire du verre et de ses usages, dès l’antiquité le verre a peu à peu supplanté tous les matériaux d’usage destinés au transport et au stockage des boissons et liquides comme l’eau, l’huile, le lait ou le vin, pour la même raison que celle évoquée en matière de canalisation : le verre ne dénaturait pas le gout des liquides contrairement aux métaux et dans une moindre mesure aux céramiques de l’époque. Il faut chercher à cet important constat une explication à la fine échelle des interactions chimiques qui peuvent exister à la frontière entre le contenant et le contenu. Si la surface du matériau est érigée en barrière efficace parce qu’elle présente une densité atomique importante et des liaisons chimiques très fortes, la défense de l’intégrité de la structure sera efficace, et il n’y aura pas ou peu d’échanges. Mais à l’échelle infinitésimale, atomique et moléculaire, d’une telle ‘attaque’, les échanges chimiques sont quasiment inévitables, répondant à des principes physiques naturels de déplacements de la matière dans des contextes par exemple de gradients chimiques ou thermiques. Ainsi, quand un verre est mis en contact avec une solution aqueuse, les ions et molécules d’eau ont tendance à diffuser à travers la surface du matériau et un échange cationique s’opère entre les alcalins de la surface du verre et les ions H+ de la solution. Le réseau du verre, constitué majoritairement d’atomes de silicium et d’oxygènes, s’hydrate et progressivement s’hydrolyse (figure 1). Autrement dit, les chaines structurales formées de ces deux atomes, appelées siloxane -Si-O-Si- sont rompues à la faveur de l’insertion de silanols Si-OH [ref 2].

Figure 1 : surface d’un verre hydraté : présence de nombreuses espèces hydrogénées : groupes hydroxyles libres (1), molécules d’eau physisorbées (2), (3).

Le réseau vitreux se trouve ainsi fragilisé et le phénomène peut progresser jusqu’à ce qu’une couche très polymérisée donc très dense dite passivante se forme spontanément et réduise alors considérablement l’agression, un peu comme le mur d’enceinte d’un château fort. Ce mécanisme est mis à profit dans les solutions de stockage à très long terme des déchets radioactifs [ref 3]. Dans les usages courants du verre, sans être strictement inexistant, ce phénomène est cependant très limité. Mais attention, en contrepartie, dans des conditions extrêmes et très loin des conditions d’applications normales des verres, en présence de solutions fortement basiques, ou en présence d’acides particulièrement agressifs comme l’acide fluorhydrique HF, l’attaque du réseau vitreux peut être d’une grande violence sans permettre la constitution de cette couche passivante. Ceci étant, le verre est un matériau reconnu depuis des temps reculés comme le plus remarquable des matériaux pour son inertie chimique, qui permet son large emploi en toute sécurité comme ustensile alimentaire (verres, bouteilles et carafes, plats de cuisson), matériau pour la verrerie de laboratoire, pour le flaconnage en pharmacie, et même pour l’inertage des déchets radioactifs (verre nucléaire français). C’est le verre qui est sélectionné comme matrice d’inertage, plutôt qu’un béton ou un liant hydraulique lorsqu’il est question de maitriser la circulation de l’eau jusqu’à un déchet de nature particulièrement préoccupante. De même c’est le verre qui est sélectionné lorsqu’il s’agit de préserver un aliment et encore plus, un médicament de toute interaction avec son emballage. Cependant, tous les verres ne sont pas équivalents, et leur inertie chimique est particulièrement bien maitrisée par certaines nuances de verre comme les borosilicates, à base de silicium et bore ainsi que d’éléments alcalins et d’alcalinoterreux. Les compositions de verres destinés aux applications les plus spécifiques font l’objet d’une recherche minutieuse sur leur formulation.

Dans le domaine pharmaceutique, l’emploi du verre comme matériau d’emballage primaire est garant d’une protection maximale des médicaments sous forme liquide. Plusieurs types de verre sont dédiés à cette application avec une résistance hydrolytique quantifiée et associée à des gammes de formes médicamenteuses spécifiques. Par exemple, le verre dit de type-I est un verre borosilicaté dont l’inertie chimique est particulièrement haute, utilisé pour la protection des médicaments dans les conditions chimiques les plus sévères. Comme dans le domaine de l’alimentaire, les emballages primaires destinés aux médicaments sont soumis à des tests draconiens préconisés par les pharmacopées européenne EP et américaine USP qui statuent sur leurs performances en terme de barrière chimique et sur leur autorisation de mise sur le marché. Le test USP<1660> en est le plus exigeant : après un cycle de stérilisation, le flacon est rempli dans des conditions précises avec une solution chimique très agressive (glycine, KCl, acide citrique) et porté à une température élevée pendant une durée prédéfinie. La solution est ensuite analysée chimiquement pour mesurer la quantité d’éléments chimiques issus du verre (silicium, bore, sodium,…) qui sont relâchés dans la solution. Les résultats ne doivent alors pas dépasser des seuils prédéfinis qui représentent des fractions infimes d’ions. Aujourd’hui, le développement de certaines nouvelles molécules médicinales, d'ingrédients pharmaceutiques actifs et de leurs solutions d'excipients, notamment en oncologie, se heurte à la capacité du contenant à jouer un rôle de barrière chimique suffisamment efficace. Dans ce contexte le programme de recherche de l’ANR HEALTHYGLASS piloté par Constantin Vahlas du laboratoire CIRIMAT, Centre Inter-universitaire de Recherche et d’Ingénierie des Matériaux à Toulouse (UMR CNRS 5085), s’est intéressé au développement de surfaces de verre performantes et durables pour la pharmacie. Le consortium est constitué de deux équipes du CIRIMAT sur les sites INP (Institut National Polytechnique) et UPS (Université Paul Sabatier) représentées respectivement par Constantin Vahlas et Viviane Turq, d’une équipe du LGC (Laboratoire de Génie Chimique) à Toulouse site INP représentée par Brigitte Caussat, d’une équipe du laboratoire CEMHTI (UPR CNRS 3079) ‘Conditions Extrêmes et Matériaux : Haute Température et Irradiation’ à Orléans représentée par Nadia Pellerin et de l’entreprise SGD-Pharma.

En s’appuyant sur les compétences du CIRIMAT et du LGC sur le procédé CVD (Chemical Vapor Deposition) ou dépôt chimique en phase vapeur, le consortium a développé des couches minces de quelques centaines de nanomètres d’épaisseur, susceptibles de couvrir efficacement la surface interne des flacons de verre et capables d’améliorer la propriété de barrière chimique du verre borosilicaté de type I. La stratégie du programme s’inspire de l’idée de la ‘micro cotte de maille’, consistant à déposer un film mince de structure atomique plus compacte que celle du flacon. Les premiers essais ont conduit au dépôt de films amorphes de silice SiO2, organisée selon des anneaux de tétraèdres Si-O4, plus ou moins grands. Bien que très performants, ces films de silice n’ont pas permis de franchir le graal du test USP<1660>. Le consortium a donc travaillé sur le dépôt de films minces de mailles encore plus fines. Pour cela de l’azote a été substitué à de l’oxygène pour constituer un réseau amorphe d’oxynitrure de silicium SiOxNy encore plus compact constitué d’anneaux plus petits. Les flacons de type I revêtus d’un tel dépôt ont très brillamment franchi les tests de la pharmacopée USP, dépassant les performances barrière du verre borosilicaté de type I. Pour atteindre ce résultat, le consortium a dû développer des moyens de caractérisation efficaces et complémentaires [ref 4]. Dans ce cadre, le CEMHTI a apporté ses compétences en matière d’analyses chimiques par faisceaux d’ions fournies par l’accélérateur PELLETRON (figure 2).

Figure 2 : accélérateur PELLETRON et techniques d’analyses par faisceaux d’ions, enceinte I.B.I.C. Ion Beam Induced Charge et principe de l’expérience ERDA (Elastic Recoil Detection Analysis) pour la détection de l’hydrogène.

Ce dispositif permet de délivrer des faisceaux de particules qui interagissent avec la matière et dont l’exploitation des signaux fournit une analyse chimique précise des surfaces notamment en atomes légers, tels que l’hydrogène ou le carbone. Le microscope électronique à transmission de nouvelle génération disponible sur le site orléanais (plateforme MACLE) a également permis d’observer l’organisation de ces couches (figure 3).

Figure 3 : (a) observation par Microscopie Electronique à Transmission Haute Résolution d’un film d’oxynitrure de silicium amorphe déposé par CVD sur un substrat de silicium, (b) l’expérience de nanodiffraction des électrons prouve la nature amorphe du dépôt, (c) observation de l’interface par l’expérience STEM HAADF (mode balayage couplé à un détecteur champ sombre annulaire à grand angle) sensible au contraste chimique.

Les études ont également reposé sur des analyses de profils chimiques par ToF-SIMS (Spectrométrie de masse en ions secondaires à temps de vol) afin de scruter la chimie de ces dépôts dans toute leur épaisseur (figure 4).

Figure 4 : profil chimique d’un film de silice obtenu par ToF-SIMS [ref 4].

Le CIRIMAT site UPS a mis à profit ses compétences mécaniques pour caractériser par nanoindentation les performances mécaniques de ces films (module d’Young, dureté) [ref 5]. Toutes ces informations ont permis de sélectionner les conditions de dépôt optimales pour réaliser les dépôts les plus denses. En effet, dans les procédés CVD, de très nombreux paramètres expérimentaux doivent être optimisés, tels que la nature et la proportion des précurseurs chimiques, la température, la pression ou encore les flux des gaz. Une contrainte forte pour mener à bien ce projet concernait la température et les vitesses de dépôt. Comme tous les verres, le borosilicate de type-I est caractérisé par une température de transition vitreuse qui marque la perte de l’état solide et une évolution vers un ramollissement. Ainsi, pour insérer l’étape de dépôt CVD dans le processus industriel de production des flacons, le cahier des charges imposait de concevoir ce dépôt en-dessous de 570°C et à une vitesse élevée compatible avec les cadences de production. Cette contrainte de température a nécessité une réflexion très poussée sur la nature des précurseurs chimiques. Ainsi les films de plus hautes performances sont basés sur l’emploi d’une molécule organique propriété de la société Air Liquide, leader mondial sur ce type de chimie pour dépôts de couches minces, N(SiHx)x+alkylamine (TSAR) utilisée pour la première fois dans ce champ d’application. Une large investigation à l’aide de précurseurs intermédiaires, supportée par un très grand investissement expérimental, orchestrée par la doctorante du projet Konstantina Christina Topka, a abouti à cette sélection [ref 6]. Un modèle cinétique apparent a permis de simuler le comportement du procédé CVD en considérant les réactions chimiques présentes dans le réacteur au cours de la production des films (figure 5). Ce modèle s’appuie sur les données structurales et chimiques des films synthétisés, et sur l’analyse chimique des gaz en sortie du réacteur prélevés pendant la synthèse.

Figure 5 : Résultats de simulation de la vitesse de dépôt totale d’un film SiOxNy pour la somme des réactions de surface dans un flacon, en nm.min-1 [ref 6].

Au-delà de l’application au champ pharmaceutique, ce travail permet d’accroitre les connaissances scientifiques dans le domaine du génie chimique et des verres, notamment dans l’exploitation de la connaissance de la structure et de la composition pour anticiper et prévoir le comportement physico-chimique du matériau, en particulier en tant que barrière chimique et mécanique. Cette recherche ouvre sur un savoir-faire innovant et capital en matière de protection des surfaces de verre dans l’interaction contenant-contenu en conditions extrêmes. Elle capitalise de nombreuses données qui pourront être mises à profit dans bien d’autres champs, notamment la protection de l’environnement.

Bibliographie

1- Meyer M. Le plomb et la distribution de l’eau, Culture SciencesChimie 2003

2- Grambow B, Müller R. First-order dissolution rate law and the role of surface layers in glass performance assessment. J. Nucl. Mater. 2001; 298: 112-24

3- Jantzen CM, Brown KG, Pickett JB. Durable glass for thousands of years. Int J Appl Glass Sci 2010; 1: 38-62

4- Diallo B, Topka K-C, Puyo M, Lebesgue C, Genevois C, Laloo R, Samelor D, Lecoq H, Allix M, Vergnes H, Senocq F, Florian P, Sarou-Kanian V, Sauvage T, Menu M-J, Caussat B, Turq V, Vahlas C, Pellerin N. Network hydration, ordering and composition interplay of chemical vapor deposited amorphous silica films from tetraethyl orthosilicate. J. Mater. Res. & Technol. 2021; 13: 534-547

5- Puyo M, Topka K-C, Diallo B, Laloo R, Genevois C, Florian P, Sauvage T, Samelor D, Senocq F, Vergnes H, Caussat B, Menu M-J, Pellerin N, Vahlas C, Turq V. Beyond surface nanoindentation: combining static and dynamic nanoindentation to assess intrinsic mechanical properties of CVD amorphous silicon oxide (SiOx) and silicon oxycarbide (SiOxCy) thin films. Thin solid film 2021; 735: 138844

6- Topka K-C, Vergnes H, Tsiros T, Papavasileiou P, Decosterd L, Diallo B, Senocq F, Samelor D, Pellerin N, Menu M-J, Vahlas C, Caussat B. An innovative kinetic model allows insight in the moderate temperature chemical vapor deposition of silicon oxynitride films from tris(dimethylsilyl)amine. Chemical Engineering Journal 2022; 431: 133350