Dégustation de vin en confinement : une tentative de préservation des rites de convivialité

Publié par Université de Tours, le 4 mai 2020   1k

Mihaela Bonescu, Burgundy School of Business et Kilien Stengel, Université de Tours

Pourquoi le café, le bistrot, le comptoir, le restaurant ou encore la cave manquent-ils tellement aux Français depuis le début de ce confinement ? Au-delà d’y boire et d’y manger, ces lieux de vivre-ensemble sont, avant tout, des espaces publics où se bâtit une forme de pensée collective, par les débats qui s’y diffusent et qui touchent la personnalité de chaque individu.

Ce sont donc ces lieux de mise en scène du lien social, à dominante conviviale, qui nous manquent en cette ère de crise du coronavirus.

Au plan économique, ce lien social développé autour de la table conviviale, c’est également de l’argent sonnant et trébuchant. Industriels de l’alimentation, agriculteurs et viticulteurs vantent ainsi les bienfaits de la convivialité – saine ou gourmande – comme facteur de bien-être alimentaire et social.

La dégustation du vin s’inscrit pleinement dans le modèle convivial, par sa dramaturgie et par la mise en scène des dégustateurs, traditionnellement en co-présence, ou dans le modèle de la transmission d’un savoir-faire comme le souligne le champion du monde de sommellerie Philippe Faure-Brac dans ses #dégustezconfinés.

S’opposer aux privations

En cette époque si particulière du Covid-19, l’art de la dégustation appelé pour l’heure #conVINement, ne s’arrête pas, bien au contraire : il se fait désormais en visio, sous forme conviviale à l’occasion d’e-apéros, ou sous forme de cours, loin des concours d’argumentation.

Renforcé par le rythme monotone du quotidien, s’immisce ainsi le pressentiment de conserver des rites à travers nos actes de mangeurs et de buveurs. Autrement dit, les personnes confinées tentent de garder des capacités d’hominisation, de s’opposer aux privations et à leurs retentissements psychologiques.

Le rôle du rituel dans les interactions ordinaires semble donc aujourd’hui plus inévitable que jamais pour communiquer avec autrui et vivre ensemble. Parmi toutes les incertitudes du moment, les rites de convivialité qui se matérialisent sous la forme de dégustation ou d’e-apéros s’imposent plus particulièrement comme une modalité efficace de conservation du lien social.

Ces rites permettent d’associer le plaisir (culinaire, gastronomique ou relationnel), au partage physique et symbolique de la nourriture autour d’un verre. On peut leur attribuer trois fonctions de base : homéostasique, phorique et transcendante.

La fonction homéostasique (du grec « stasis » qui signifie « arrêt ») apporte régulation, équilibre et stabilité, car elle impose le respect des règles et des normes de civilité et de politesse.

La fonction phorique (du grec « pherein » qui signifie « porter ») rappelle la figure de Saint Christophe de Lycie, « celui qui porte le Christ », devenu le patron des voyageurs. Porter et (se) faire porter, cela suppose confiance et équilibre dans le rapport entre dépendance et autonomie. Transposé à l’univers de la dégustation, ce rapport signifie des règles à respecter, donc autant de contraintes et de libertés.

Enfin, la fonction transcendante (du latin « transcendens » qui signifie « monter au-delà ») permet d’accéder au temps sacré et aller au-delà de l’ordre habituel de la table, lors des moments intensément symboliques et ritualisés (cérémonies et célébrations).

Plaisir individuel ou collectif ?

Si cette fonction transcendante s’efface en raison de la suspension des grands rassemblements joyeux (mariages, banquets, etc.), les deux premières retrouvent en revanche pleinement leur sens. Elles constituent un moyen de préserver la conversation, les échanges et les rituels. Autrement dit, autant de balises pour éviter le naufrage dans la solitude ou dans les excès.

En confinement, chacun reste inévitablement, malgré tout, libre de choisir ce qu’il boit et le mode de dégustation qui lui plaît. Les rites portent donc avant tout des objectifs de convivialité qui dépendent des échanges qui se créent, se construisent et se nourrissent. Certains en concluront peut-être que la dégustation en tant que telle est donc une affaire de plaisir individuel et aucunement de morale du partage…

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, même si la dégustation est une perception physiologique individuelle, elle reste un acte toujours partagé, donc social. Si l’individu déguste seul, il pourrait être considéré comme étant en train de boire et non pas de déguster ; nuance qu’il convient d’observer. Or compte tenu des pratiques engendrées par le confinement, déguster, par visioconférence, revient à déguster seul tout en partageant juste ce moment. Une sacrée évolution du mode de dégustation en perspective...

Mihaela Bonescu, Enseignant-chercheur en communication / marketing, Burgundy School of Business et Kilien Stengel, Enseignant spécialiste des discours gastronomiques et alimentaires, chercheur associé, Université de Tours

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.