Envisager la question du gaspillage alimentaire par une approche territoriale : le programme régional GASPILAG

Publié par Geneviève Pierre, le 4 janvier 2023   950

PIERRE Geneviève ; CEDETE, Université d’Orléans, responsable du programme GASPILAG

GASPILAG est un programme de recherche financé par la Région Centre Val de Loire pour la période 2020-2024, et porté par le CEDETE (Centre d’Etude sur le Développement des Territoires et l’Environnement, Université d’Orléans). Il rassemble quatre laboratoires de recherche en SHS des universités d’Orléans et de Tours (géographie, urbanisme-aménagement, gestion, sociologie, histoire, psycho-sociologie, sciences de l’Education), et 19 partenaires non académiques.

Dans ce programme, il s'agit de considérer le gaspillage alimentaire comme : « toute nourriture destinée à la consommation humaine qui, à une étape de la chaîne d'alimentation, est perdue, jetée, dégradée » (Loi Garot, 2016), et devient impropre à la consommation humaine. GASPILAG porte principalement sur l’analyse des déterminants de la prévention du gaspillage alimentaire, en adoptant un point de vue très particulier selon lequel il s’agit d’« une question territoriale », et pas seulement une question de « filière alimentaire ».

Un tiers des aliments destinés à la consommation humaine serait perdu ou gaspillé chaque année, selon les chiffres nationaux (ADEME en France ; 2016) ou internationaux (Rapport FAO, 2011 ; Gustavsson et al, 2011), dans les pays développés, et la part liée à la consommation finale des ménages serait dominante (au moins un tiers ; BIOIS, 2010). En France, le coût pour les collectivités locales (restauration scolaire) s'élèverait à 300 millions de tonnes (ADEME, 2017), ce qui affecterait leurs possibilités d'achat d'alimentation locale, et/ou de qualité (Garot, 2015 : 67). En 2015, une résolution de l'ONU (25/09/2015-70/1) confirme l'objectif de diviser par deux d'ici 2030 le volume de déchets alimentaire par habitant dans le monde, objectif relayé au sein de l'Union Européenne par le « paquet économie circulaire » (2018). Ces données, dont nul ne conteste l'ampleur, sont cependant sujettes à caution, tant les définitions du gaspillage alimentaire (Le Borgne, 2015), et les méthodes de quantification (Cecere et al, 2014 ; Tucker et Farelly, 2015 ; Neff et al, 2015), apparaissent cependant imprécises et inégales, rendant les comparaisons difficiles.

Le gaspillage alimentaire relève assurément de coûts multiples : économiques et budgétaires, sociaux (cela questionne la justice alimentaire avec la tendance à diriger les surplus non consommés vers l’assistance alimentaire, mais pour une alimentation non choisie) qui se déclinent en coûts environnementaux, énergétiques et de production de gaz à effet de serre (Rutten et al, 2013). Fondamentalement, la prévention du gaspillage relève d'une gestion sobre des ressources naturelles et énergétiques (eau, sol), de diminution des gaz à effet de serre, en permettant d’éviter d’utiliser de l’énergie, ou d’émettre des GES, pour produire des surplus.

Reprenons quelques éléments de contexte :

La prévention du gaspillage alimentaire relève d'une actualité certaine. Diverses lois ont inscrit cette question dans leurs priorités, plus ou moins directement : loi de transition énergétique pour la croissance verte de 2015 (TEPCV) ; loi de lutte contre le gaspillage alimentaire (Loi Garot) en 2016; loi Egalim de 2018, loi AGEC (loi anti gaspillage et pour une économie circulaire) de 2020, et loi « climat et résilience » de 2022.

Parallèlement, la prévention du gaspillage répond à des préoccupations exprimées dans les territoires de la Région Centre Val de Loire. Les débats des Etats généraux de l'alimentation (2017, atelier 3 "prévention du gaspillage" ; atelier 5 "transition écologique et solidaire") et, surtout, la stratégie régionale de l'alimentation (2017-2021; axe 0, action 4 concernant le gaspillage dans les lycées) sont à relier aux stratégies de relocalisation alimentaire comme les PAT (Projets Alimentaires de Territoire), ainsi qu'au plan régional de prévention et de gestion des déchets : « comment permettre aux habitants et aux touristes de choisir, au quotidien, une alimentation locale, biologique, diversifiée, sans gaspillage, à portée de tous ? ». La Région Centre Val de Loire, par le biais de son schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET), envisage même une réduction de 80 % de ses déchets alimentaires d'ici 2031, ce qui la placerait en position avancée en France.

Pourquoi envisager une approche territoriale pour traiter cette question?

Schéma systémique des actions de prévention du gaspillage alimentaire et des déchets dans le développement local et solidaire des territoires

Voir le schéma systémique en pièce jointe

COP (Conférence des Parties)
ODD : Objectifs de Développement Durable (ONU)
PCAET : Plan Climat Air Energie Territoire
SAT/PAT : système alimentaire de territoire/projet alimentaire de territoire


L'intérêt du programme GASPILAG réside dans l’approche « par le territoire » d’une question multidimensionnelle et systémique, comme l’illustre ce schéma. Le programme GASPILAG croise des entrées agricoles, alimentaires, d'éducation à l'environnement, de transition écologique, d'économie sociale et solidaire, et interroge leurs mises en cohérence localement. La démarche proposée est de considérer la prévention du gaspillage alimentaire non pas seulement comme une question sectorielle et de filière, mais aussi comme un objet de développement local, relevant de mobilisations et d'actions de gouvernance en proximité.

L’approche à sensibilité territoriale sur ce sujet est originale en France. Elle postule que la prévention du gaspillage alimentaire peut être encouragée par une mobilisation locale/régionale grâce à la mise en place de diverses politiques ou actions publiques/locales qui s’appliquent dans les territoires.

De fait, la prévention du gaspillage procède d'une mise en système entre différents dispositifs d'action qui relèvent autant de l'alimentation que de la prévention et du traitement local des déchets, d'actions locales climat-air-énergie (plans climat-air-énergie-territoire pour les Intercommunalités de plus de 20 000 habitants depuis la loi de transition énergétique pour la croissance verte de 2015), que de mesures projetées dans les territoires lauréats de l'appel à projet TEPCV (Territoires à Energie positive pour la Croissance Verte ; avec 27 territoires lauréats en Région Centre Val de Loire) de 2014. A noter également les territoires « zéro déchet-zéro gaspillage » (lancé en 2014-2015) ou encore les plans de prévention des déchets des collectivités locales et des intercommunalités (2014-2020). Au-delà, des dispositifs liés à l'alimentation, comme le Programme National de l'Alimentation (PNA) - qui fait du gaspillage alimentaire une de ses trois priorités pour 2019/2023 - et le pacte national contre le gaspillage alimentaire (2013-2016 ; 2017-2020 ; 2020-2023) avec un objectif national de diminution du gaspillage alimentaire de 50 % entre 2013 et 2025, moins ambitieux qu'en Région Centre) ont bénéficié de déclinaisons régionales, avec 5 appels à projets depuis 2014 (DRAAF/ADEME); un quart des actions entre 2013 et 2018 a concerné le gaspillage alimentaire. Depuis la loi Egalim de 2018, les Projets Alimentaires de Territoires (PAT) ("colonne vertébrale de la politique alimentaire votée par la Région Centre Val de Loire") doivent préciser leurs actions de prévention du gaspillage alimentaire.

Selon le rapport Garot de 2015, la prévention du gaspillage alimentaire doit aussi s'appuyer sur la société civile et les mouvements citoyens, sur les associations, les entreprises qui, localement, animent les territoires. Aussi, les actions collectives, citoyennes ou relevant des réseaux de producteurs, et les projets de territoire (prévention du gaspillage, généralement en lien avec diverses formes de relocalisation alimentaire) sont-ils indispensables pour relayer les messages de prévention. L'éducation à l'environnement, l'éducation populaire, ainsi que les dynamiques solidaires de lutte contre la pauvreté (épiceries solidaires, dons alimentaires) ou les évolutions des pratiques d'achat des collectivités locales pour leur restauration collective, sont également à considérer. Comment les dynamiques collectives, territorialisées, rendent-elles compte d'apprentissages collectifs, ou de multiples formes de coopérations localisées ? A la clé, des emplois directs en réinsertion, dans la redistribution solidaire (logistique) ou dans la transformation en « cuisine sociale » des aliments en limite de consommation.

Aussi, depuis 2013, la Région Centre Val de Loire a-t-elle soutenu près de 250 projets de diversification et de valorisation des productions alimentaires locales dont nous faisons l'hypothèse qu'ils ont pu constituer un cadre de vigilance sur l'alimentation, propre à favoriser la prévention du gaspillage. Des territoires inscrits dans la stratégie européenne « Leader » en Région (2016-2020), ou relevant de Territoires à énergie positive pour la croissance verte (TEPCV), d'Agenda 21 et de PCAET (Plans-Climat-Air-Energie-Territoire) ont développé des projets axés sur une consommation responsable en restauration collective, prévenant la production de déchets alimentaires (Pays Loire Beauce, par exemple). La Région Centre Val de Loire soutient des réseaux associatifs locaux et régionaux sur la prévention du gaspillage alimentaire et des déchets, conformément au plan régional de prévention et de gestion des déchets (PRPGD) adopté par le Conseil régional en octobre 2019, qui inclut le Plan régional d'Action en faveur de l'Economie Circulaire (PRAEC). De multiples initiatives émergent au niveau régional et aux échelons plus locaux, mobilisant de nombreux réseaux d'acteurs, dont certains sont « partenaires non académiques » du programme GASPILAG. Les mobilisations ciblent avant tout les comportements du consommateur final, y compris en restauration collective. Ainsi, les réseaux d'éducation à l'environnement (l'Union Régionale CPIE – Centre Permanent d’Initiatives pour l’Environnement - et ses associations locales ; les déclinaisons départementales du réseau France Nature Environnement, le réseau "Zéro déchet" ou le réseau régional GRAINE Centre-Val de Loire), des réseaux d'éducation populaire (la Ligue de l'Enseignement) constituent autant de banques d'expériences inscrites dans les territoires, sur les actions menées et sur leurs résultats.

Le programme GASPILAG vise à mettre en évidence différentes formes de proximités alimentaires (Chevallier et al, 2014), parfois nouvelles ou renouvelées, comme les circuits « de deuxième main » ou les « circuits solidaires », qui se mettent en place à partir des invendus, en date limite de consommation. Comment les dynamiques citoyennes s'interconnectent-elles pour redéfinir de nouvelles proximités ? Quid des réseaux professionnels agricoles (conventionnels ou autonomes et économes, ou bio) ? Soulignons l'importance des interconnexions entre différents acteurs de l'alimentation et de la prévention du gaspillage, entre réseaux associatifs nationaux et locaux. les réseaux professionnels agricoles, ainsi que de nouvelles pratiques et approches en agriculture, sont ciblés. Les Chambres d'agriculture de la région (en Loiret, par exemple) testent la mise en place de plateformes d'approvisionnement local (Approlocal). Des interfaces logistiques (comme "Cagette et Fourchette" dans l'Indre) sont des postes d'observation des risques de pertes alimentaires. La mise en relation ou les interfaces producteurs/acheteurs sont un élément-clé de la réflexion.

Aussi, l'objectif final du programme GASPILAG dans son approche territorialisée est de :

1) Montrer dans quelle mesure les pratiques individuelles de consommation des ménages/usagers sont dépendantes d'un contexte local d'appropriation des enjeux de prévention du gaspillage alimentaire, à plusieurs niveaux : celui des conditions de production, d'achat, d'usages alimentaires; celui des initiatives associatives locales et de mobilisation pour une autre forme d’alimentation, et celui des politiques publiques qui proposent des actions de prévention dans les territoires locaux.

2) Vérifier (ou nuancer) le lien possible entre la prévention du gaspillage et la relocalisation alimentaire considérée pour ses effets potentiellement vertueux (raccourcissement de la chaîne d'alimentation; coûts évités permettant d'acheter bio et local, effet « levier » par la qualité alimentaire supposée ?). Parallèlement, il s'agit de mettre en évidence la diversité des formes d'entrée dans des stratégies d'alimentation économe : la diminution des coûts en cantine collective, par la réduction des gaspillages et des déchets, peut-elle être une porte d'entrée vers une alimentation plus locale et/ou bio ? A l'inverse, n'est-ce pas plutôt la stratégie d'une alimentation supposée « de qualité » qui pousse à faire meilleur usage des produits consommés ? Quels liens avec la diversité agricole produite sur place et avec les stratégies des producteurs ? Ces dynamiques peuvent-elles encourager les agriculteurs à se diversifier et à diversifier leurs modes de commercialisation ?

3) Caractériser différentes formes de mobilisations des territoires dans la prévention du gaspillage alimentaire (typologie) afin de mieux préciser les contours et contenus de l'« alimentation économe dans l’usage des ressources», dans le cadre d'une « alimentation durable ». Les actions de prévention du gaspillage alimentaire sont également à considérer à l'aune des diagnostics « déchets » de cantines locales ou du suivi longitudinal des déchets ménagers (plans locaux de prévention des déchets ; audits menés par l'association « zéro déchet »).

Enfin, l'approche de la prévention du gaspillage alimentaire par le territoire est à même de révéler les contradictions locales entre diverses lectures de la transition écologique, notamment entre des valeurs environnementales et des valeurs sociales (Greyson et al, 2007) : la prévention du gaspillage peut-elle conduire à assécher les logiques solidaires (Plancade, 2011) ? La multiplication de projets « de recyclage » (compostage de déchets ménagers, méthanisation), ne relève-t-elle pas d’une confusion entre ce qui relève de la prévention du gaspillage, et ce qui répond au recyclage des déchets alimentaires ?

Une grille typologique de diagnostic de territoire (« à alimentation économe ») peut combiner les éléments suivants, qui sont essentiellement de nature qualitative :

- Le volontarisme de l'action publique « locale » sur la prévention du gaspillage alimentaire (Réponse des territoires à des appels à projets sur une « alimentation économe en ressources ») et des déchets au sens large ; dispositifs d’action publique mis en place…

- La diversité et la densité de mobilisation des réseaux associatifs et des réseaux d'acteurs sur des actions « anti-gaspillage alimentaire » ; nombre d’associations, actions et portée de ces actions

- Les actions en restauration collective scolaire et non scolaire et leurs résultats (volumes de gaspillage « épargnés ») ;

- L'approvisionnement local, bio et de qualité dans la restauration collective (soumis à des « seuils à atteindre ») ;

- Les actions d'ancrage alimentaire menées dans les territoires (hors restauration collective locale) ;

- La diversité locale des productions et des systèmes de production agricole et de leurs modes de commercialisation

- La coordination entre acteurs publics et privés sur les démarches d'alimentation économe (gouvernance) révélant des logiques de proximités entre réseaux d'acteurs, au-delà du monde agricole …

BIBLIOGRAPHIE :

ADEME, 2016, Pertes et gaspillages alimentaires, l'état des lieux et leur gestion étape par étape de la chaîne d'alimentation, Rapport INCOME Consulting - AK2C, Mai 2016, 164 pages.

ADEME, 2017 ; pertes et gaspillages alimentaires : plan et programmes de prévention des déchets 2010-2016, synthèse thématique

BIOIS, 2010, Bio Intelligence Service (BIOIS), European Commission (DG ENV) Directorate C - Industry PREPARATORY STUDY ON FOOD WASTE ACROSS EU 27Contract #: 07.0307/2009/540024/SER/G4, Final Report October 2010, 213 p.

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Chevallier M., Dellier J., Richard F., Plumecocq G., Dynamiques et structuration des circuits courts agroalimentaires en Limousin : distance institutionnelle, proximités spatiale et relationnelle, Géographie, Économie et Société, 2014.

FAO, 2011, « pertes et gaspillages alimentaires dans le monde : ampleur, causes et prévention », rapport public, 212 p.

Garot, G., 2015, Lutte contre le gaspillage alimentaire : propositions pour une politique publique, Rapport 97 p. http://agriculture.gouv.fr/fil...

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Le Borgne G. (2015), Sensibilité du consommateur au gaspillage alimentaire : conceptualisation, antécédents, et conséquences, Thèse de l’Université de Montpellier. http://www.theses.fr/2015MONTD...;

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