La prévention du gaspillage alimentaire : une question systémique

Publié par Geneviève Pierre, le 1 mars 2023   810

La prévention du gaspillage alimentaire : une question systémique

Article rédigé par Atek Noémie, Diallo Kadia, Guillaume Zoé, Kintsala Brice, Mahamat Alhadji Kolé, Moisdon Léa, Rzegoczan Maëva ; promotion 2022/2023 du Master 2 DDLS (Développement Durable, local et solidaire des territoires de l’Université d’Orléans.

Sous la direction de Pierre Geneviève (Professeure, Université d’Orléans)

Le 8 décembre 2022, le programme GASPILAG (Gaspillage Alimentaire, Initiatives Locales Alimentaires et Agricoles ; programme de recherche financé par la Région Centre Val de Loire pour la période 2020-2024) a organisé au MOBE (Musée Orléanais de la Biodiversité et de l'Environnement) d’Orléans une journée d’étude sur le gaspillage alimentaire (GA) portant sur les « pratiques de prévention des surplus et des déchets alimentaires en restauration collective ou à domicile pour le consommateur et l’usager final : quelles marges de manœuvre dans la recherche d’une alimentation plus durable et locale ? ». L’objectif était de réunir des représentants des consommateurs, des acteurs institutionnels (la Région Centre - Val de Loire, le Département d'Indre-et-Loire, Tours Métropole et Orléans Métropole), des professionnels de la distribution alimentaire (Enseigne Day by Day) ainsi que des chercheurs. Les éléments exposés lors des présentations et des tables rondes ont mis en évidence la dimension systémique et multidimensionnelle du GA qui s’articule autour de différents thèmes : le budget et les pratiques alimentaires, le rôle de la restauration collective, la qualité et les représentations accordées aux aliments ou encore la sensibilisation au gaspillage alimentaire et les initiatives de prévention.

Le gaspillage alimentaire représente selon un rapport de l’ADEME en 2016, 10 millions de tonnes de déchets par an en France, soit une valeur économique de 16 milliards d’euros. Il serait responsable de 3% des émissions nationales de CO2 (ADEME, 2016). Le GA, défini comme « toute nourriture destinée à la consommation humaine qui, à une étape de la chaîne alimentaire, est perdue, jetée, dégradée » (selon les définitions de la loi Garot de 2016 en France sur la prévention du GA) est une pratique non durable. Pour remédier à cela, depuis le pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire signé en 2013, puis renouvelé en 2017 et en 2020 (avec trois actions dont une concernant le GA) des lois sont mises en place. La loi de Transition énergétique pour la croissance verte du 17 août 2015 a demandé aux établissements de la restauration collective publique, notamment les cantines scolaires, de s’inscrire dans une démarche de lutte contre le GA. En 2016, la loi GAROT (du 11 février 2016) favorise les actions de prévention mais aussi de don ou de transformation des aliments non consommés. En 2018, la loi EGAlim (30 octobre 2018) impose des diagnostics et un suivi du GA au sein des établissements scolaires ; elle impose également le « gourmet bag » pour les opérateurs de la restauration commerciale, et étend à de nouveaux opérateurs l’obligation de proposer une convention de don à une association d’aide alimentaire habilitée. La loi 10 février 2020 – Loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (loi AGEC) - fixe des objectifs de réduction du GA, tout en élargissant l’obligation de diagnostic anti gaspillage aux industries agroalimentaires. Enfin, la loi du 22 août 2021 dite « loi climat et résilience » propose, à titre expérimental, la possibilité pour les services de restauration collective de tester un système de « réservation de repas », notamment.

Cependant, si la réglementation nationale participe à donner un cadre à l’ensemble des acteurs de la filière, elle doit être complétée par des actions locales, menées par des citoyens engagés ou par des professionnels de l’agro-alimentaire, publics ou privés. La lutte contre le GA est rendue effective par la création de politiques publiques territorialisées dans les domaines de l’agriculture, de l’agro-alimentaire ou de la gestion des déchets. De ce fait, quelles sont les marges de manœuvre dans la prévention et la réduction du GA dans la restauration collective et à l’échelle individuelle ? Quels facteurs influencent les consommateurs dans leurs pratiques alimentaires ?

L’hypothèse selon laquelle un faible budget accordé à l’alimentation limiterait le GA est nuancée lors de la journée d’étude GASPILAG. Les ressources financières ne constituent pas le seul facteur influençant les pratiques alimentaires. En effet, le marketing, le mode vie et les équipements de cuisine interviennent également. Bien que le GA soit aussi le fait du consommateur, il n’en est pas le seul responsable : la pression des promotions et de la surconsommation par le marketing et par la très grande diversité de l’offre alimentaire peut amener l'individu à acheter plus que nécessaire au risque de gaspiller. Pour pallier l’influence du marketing et de la pratique de surachat, l’association Ingré - Ormes 2030, représentée lors de la journée d’étude, propose un groupement d’achats aux citoyens des deux communes éponymes. Ceci dans l’objectif d'acheter de façon plus consciente et de rendre accessibles des produits locaux et labellisés. Le fait d’acheter en gros et de redistribuer la quantité souhaitée par/à chacun, permet de réduire les coûts et de maîtriser les quantités. D’autres initiatives économiques luttent contre le GA, telles que l’interdiction de l’incitation volumique avancée par le directeur de l’enseigne Day by Day, ou la récupération et la distribution des invendus aux orléanais présentés par A., du collectif orléanais « Marché Pirate ».

Par ailleurs, la limite temporelle est un biais à cette analyse, biais mis en avant par G. LEBORGNE, maître de conférence à l’Université de Savoie Mont Blanc. Si l’individu est sensible aux promotions mais qu’il a du temps pour cuisiner, alors le gaspillage occasionné sera moindre. À l'inverse, en accordant peu de temps à la gestion de l’alimentation et à sa préparation, le gaspillage risque de s'intensifier. G. LEBORGNE montre que la pratique du GA est fortement liée aux modes de vie des consommateurs. L’équipement dont dispose un individu pour cuisiner est aussi déterminant : n’avoir qu’une seule plaque chauffante et une casserole complexifie l’organisation des repas.

En outre, par son cadre spatial et temporel défini, la restauration collective est un lieu privilégié pour prévenir le GA. En effet, en Région Centre Val de Loire, pour la restauration collective organisée dans ses lycées, il existe des dispositifs permettant de quantifier les déchets organiques afin d’en assurer le suivi. Depuis peu, ces outils offrent une base d’évaluation partagée aux professionnels de la restauration collective. Ils favorisent une meilleure gestion du GA à travers une coordination optimisée à tous les échelons de la filière : de l’achat d’aliment à l’assiette. La réduction du GA au sein de ces structures se traduit également par la formation du personnel, en fonction des moyens dont ils disposent concrètement, comme la transformation d’aliments abîmés en soupe ou en compote, par exemple. Ainsi le développement d’outils collaboratifs pour la restauration collective trouve tout son intérêt pour le partage de recettes et d’autres initiatives en faveur de la réduction du GA.

Lors de la première table ronde consacrée à la prévention du GA et à la qualité alimentaire en restauration collective, les professionnels et acteurs associatifs du secteur ont exprimé un consensus sur la qualité de l’environnement dans lequel les élèves prennent leur repas. De fait, la Ligue de l’enseignement, par le biais de son représentant à cette journée d’étude, met en avant l’importance de la convivialité et du temps consacré au repas. Par conséquent, une pause méridienne trop restreinte, et de mauvaises conditions de restauration (volume sonore trop important) augmenteraient le risque de gaspiller. Ces thématiques peuvent constituer des pistes de réflexions pour réduire le GA.

Toutefois, une difficulté persiste. L'anticipation des repas reste un véritable enjeu pour les restaurants collectifs. Cette question est d’autant plus sensible à appréhender au sein des lycées que les élèves ne sont pas “captifs” de la restauration scolaire (selon la personne chargée de mission "restauration collective" pour la Région Centre Val de Loire), contrairement aux collèges et aux écoles primaires. Les élèves ont leur rôle à jouer dans la diminution du GA. Au-delà des ateliers d’information sur l’alimentation durable animés par les équipes pédagogiques, la sensibilisation des élèves passe aussi par leur responsabilisation. L'autonomisation du service à la cantine peut être une solution. Il s’agit de laisser la possibilité aux élèves de choisir la quantité qu’ils souhaitent manger, par exemple en sélectionnant des assiettes adaptées à la quantité souhaitée ou en se servant directement à des buffets en libre-service type « salad bar » (selon la chargée de mission restau Co Région Centre Val de Loire). Ces dispositifs permettent aux élèves d’être acteurs de leur consommation ; ils laissent place à l’apprentissage empirique. Si les élèves sont habitués dès le plus jeune âge à identifier leurs besoins et à être autonomes, il leur sera plus aisé d’adopter une posture raisonnable par rapport à leur alimentation de type :« je ne prends que ce que je m’engage à manger » (Selon le représentant Ligue de l’Enseignement). Des expérimentations dans les lycées de la région Centre Val de Loire sont également en cours, comme la réservation de repas pour pallier la problématique de l’anticipation des quantités.

Le lien entre repas/alimentation de qualité et diminution du GA peut être questionné. Quelles définitions pouvons nous donner de la « qualité alimentaire » ? Est-ce cantonné à l’usage de produits labellisés, ou Bio ? Ou d’autres facteurs interviennent - ils dans la notion de qualité ? Un réel débat se pose sur la perception et la représentation que chacun se fait de la qualité des produits alimentaires, et de la valeur ou des valeurs qu’on leur attribue.

La notion de qualité est au cœur du questionnement sur le système alimentaire et sur le gaspillage. Il s’agit toutefois de bien définir ce à quoi renvoie la qualité alimentaire. Ainsi, la valeur accordée aux produits et à l’alimentation n’est pas forcément reliée à la qualité « labellisée » d’un produit alimentaire. Le directeur de l’enseigne « Day by Day », définit la qualité de façon très large, comme « ce qui est attendu par le consommateur et l’adéquation à ses attentes par les produits proposés » ; la notion de qualité apparaît alors très personnelle et très liée à la perception que lui accorde l'individu. En outre, le rapport à l’alimentation évolue au cours de la vie. L’exemple observé dans la restauration scolaire par les différents opérateurs (représentants de départements, de communes et de la région pour les lycées) est assez révélateur. Les enfants et les jeunes reprochent souvent la trop grande sophistication de plats pourtant appréciés et considérés comme de grande qualité par les adultes. La question des habitudes autour de l’alimentation influence aussi cette perception évolutive. C’est bien de perceptions et de représentations personnelles dont il s’agit.

La qualité « sanitaire », « nutritionnelle » ou « organoleptique » joue pourtant un rôle certain dans les systèmes alimentaires, et donc dans la perception que les individus ont de leur alimentation. Les labels, la fraîcheur, les productions locales, sont rattachés le plus souvent à une représentation de qualité. Cependant, ce serait simplifier la notion de qualité que de l’associer uniquement à ces aspects. L’impact des limites cognitives, de l’affectif et des relations sociales est déterminant dans les représentations et dans la recherche de qualité par l'individu ; cela peut avoir une incidence sur le GA en aval. En effet, l'histoire propre à chacun et la relation affective avec les aliments, la cuisine et la consommation sont indéniablement liées aux habitudes alimentaires et aux valeurs que l’on attribue à l’alimentation. L'implication personnelle et collective (familles, associations…) dans l’alimentation influence grandement les perceptions et la relation au GA., et ce, à toutes les étapes de la chaine d’alimentation. En amont, dans la recherche des aliments : par exemple, acheter des produits directement chez le producteur apporte de la valeur aux yeux du consommateur. Puis en aval, dans l’action de cuisiner, de transformer les produits ; le « fait-maison » est souvent synonyme de qualité. Dans le cas de la prévention du GA, la qualité « objectivée par un label ou par un signe officiel de reconnaissance" semble s'effacer au profit de l’implication dans sa propre alimentation, par le temps passé à cuisiner les produits et à partager le repas. Au-delà de ces visions de la qualité, les notions d’appartenance et d’identité territoriale ont aussi leur place dans le maillage complexe des représentations des systèmes alimentaires. Or, si la perception de la qualité est bien prégnante dans les actes et les "non actes" qui mènent au GA, cela redonne tout son intérêt aux démarches permettant d’agir sur les représentations personnelles et collectives, par la sensibilisation, par l’éducation à l’alimentation et au changement des habitudes. Le levier de la pédagogie et de la sensibilisation est donc primordial pour lutter contre le GA.

Si les lois relatives à la lutte contre le GA offrent un premier socle d’actions de sensibilisation à l’échelle nationale, celles-ci doivent être accompagnées d’initiatives locales adaptées au contexte territorial. La prévention du GA nécessite l’engagement de l’ensemble des acteurs du système alimentaire. De fait, les collectivités territoriales sont des acteurs primordiaux par leur gestion des restaurants collectifs scolaires et des déchets, ou encore par la mise en place d’outils de planification tels que les PAT (Projet Alimentaire Territorial). Afin de sensibiliser les habitants, un travail de quantification et de caractérisation des pratiques du GA est régulièrement mené par les collectivités. Ainsi, le pôle Réduction des déchets à Orléans Métropole organise des actions de sensibilisation « Zéro gaspi » auprès du public, notamment pendant la Semaine du goût. Au sein du pôle, on souligne l’importance des associations et de leur rôle d’ambassadeur auprès des habitants et des professionnels de l’agro-alimentaire et de la restauration.

Un des moyens de sensibiliser et de former les professionnels de la restauration collective est la création de documents : « Le guide d’accompagnement pour la réduction du GA, 2017 » coproduit par la Ligue de l’enseignement propose des solutions pour optimiser la gestion des stocks, la préparation des repas et leur distribution. Des interventions directement auprès des consommateurs sont organisées notamment par le référent consommation de l’association Familles Rurales du Loiret qui anime des ateliers auprès des familles sur la gestion des courses, sur le budget, et sur la réalisation de recettes “anti-gaspi”. Des animations sont également menées auprès des scolaires, dont le “Jeu du Self”, qui met les élèves en action en leur proposant de composer un repas équilibré, et de justifier leurs choix. En effet, les écoles, et leurs restaurants, constituent des relais pour la transmission de pratiques de lutte contre le GA dans les familles. Pour aller plus loin, les élèves peuvent être force de proposition pour construire eux-mêmes des outils de sensibilisation qui suscitent une appropriation d’autant plus forte.
Au-delà des initiatives et des connaissances empiriques, des recherches d’universitaires comme les travaux de Guillaume LEBORGNE, ou d'Éliane BRISEBOIS (coordonnatrice et agente de recherche à la chaire de recherche sur la transition écologique, Université du Québec à Montréal, qui montre l’importance de la gestion des interfaces entre distribution au détail et consommation), proposent des outils et des combinaisons de pratiques qui peuvent être intégrées dans la routine des consommateurs.

La prévention du GA tient son rôle également en amont de la consommation, de la phase de production à la distribution en passant par la transformation. Les professionnels de l’agro-alimentaire, dont les grandes enseignes de distribution, doivent s’engager à limiter le GA à travers la gestion des stocks et des invendus, et par le don de produits en limite de consommation. Le directeur de l’enseigne Day by Day avance les problématiques de calibrage des produits pour optimiser le transport de denrées en limitant les pertes. La température ou encore les conditions de stockage sont aussi déterminantes pour assurer une bonne mise en vente en minimisant les risques de pertes. Dans le cas de produits détériorés, l’agro-industrie peut s’emparer d’outils de transformation des denrées alimentaires (compote, purée, soupe…). Enfin, le don alimentaire auprès d’associations ou de collectifs de distribution reste une alternative. La Métropole d’Orléans ou des initiatives moins institutionnelles comme celles du collectif orléanais "Marché Pirate" organisent des dons de produits récupérés auprès d’acteurs locaux.